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Au Festival d’Avignon, les inégalités ont la vie dure

D’année en année, les habitants des quartiers populaires peinent à se rendre au Festival d’Avignon. Freinés notamment par le prix des spectacles, certains d’entre eux ne peuvent se reposer que sur les partenaires sociaux pour profiter eux aussi de la scène.

La scène de spectacle La Fabrica, située à Monclar, l’un des trois quartiers prioritaires d’Avignon, le 1er juin 2022. © Dahlia Girgis


Devant une école primaire du quartier populaire de La Rocade, à Avignon, une affiche colorée attire le regard des mères de famille. Jessica, stagiaire animatrice sociale, s’arrête sur la mention « Ateliers extra-scolaires gratuits ». La quarantenaire au franc parler interpelle les autres mamans sur place. « C’est intéressant, lance-t-elle. Au moins c'est gratuit, contrairement aux pièces du Festival d’Avignon. » Pour la jeune femme, le tarif est le nerf de la guerre. Et les billets d’un spectacle, allant de 30 à 40 euros, ne sont pas abordables.


« Si on veut aller au théâtre, il faut faire des sacrifices », regrette une autre mère de famille. Ces familles des quartiers populaires d’Avignon sont-elles les bienvenues au Festival ? Une étude du public à l’événement en 2021 donne un début de réponse : seuls 3,3% du public de cette manifestation est ouvrier ou employé. C'est peu.

Consciente de ce problème, l’équipe d’Hélène Lopes, chargée du public du Festival d'Avignon, veut agir. Pour inclure les habitants des quartiers prioritaires au sein du Festival, les services du IN mettent à disposition un budget annuel variant de 150 000 à 180 000 euros. Depuis 2015, elle collabore avec près d’une dizaine de partenaires sociaux réparties dans Avignon. Parmi eux, le centre social de La Rocade Barbière. Son médiateur culturel, Grégoire Petit, profite tous les ans d’un petit nombre de places à tarif préférentiel.


Grégoire Petit dans le Centre social de La Rocade Barbière à Avignon. © Dahlia Girgis


Cette année, il a demandé une quarantaine de places pour les différents services de son centre. Une demande en cours d'étude à la direction du IN. Au total, entre 300 et 500 places à tarifs réduits seront accordées aux différents partenaires sociaux. Un nombre relativement faible quand on sait que le Festival d’Avignon délivre environ 110 000 billets pour les spectacles payants.


A quelques minutes à pied de l’école primaire La Trillade, Bouchra Harchaoui, médiatrice culturelle au centre social et culturel La Croix des Oiseaux depuis janvier 2021, se confie à ce sujet. Cette mère de deux enfants, ancienne adhérente du centre, se sent très proche des femmes qu’elle accompagne. Mais elle refuse de bénéficier de ces places à tarifs réduits pour le moment : « Si j'accepte, je serais obligée de faire des choix entre les familles », souffle-t-elle.


« Je ne comprends toujours pas la différence entre le IN et le OFF »

Cela ne l’empêche pas de jeter un œil, un peu désabusé, au programme du IN. Pourtant arrivée à Avignon en 2012, elle ne comprend toujours pas « la différence entre le IN et le OFF », lance-t-elle dans un haussement d’épaule. Et ce n'est pas faute d’avoir essayé.


Une première réunion de présentation de l’édition 2022 s’est tenue entre Bouchra Harchaoui et Hélène Lopes : pendant près de deux heures, les spectacles et l’organisation du Festival sont abordés. La médiatrice culturelle en ressort « refroidie ». Selon elle, aucun financement adapté ne lui a été proposé et la variété des spectacles - élitistes et trop pointus - l’a laissé désemparée.


Du côté du OFF, les tarifs sont plus abordables, mais les pièces proposées restent culturellement très éloignées, avec beaucoup de classiques. Une autre question se pose aussi : « Comment faire un choix parmi 1500 spectacles ? », s'interroge Bouchra Harchaoui.


Hélène Lopes, chargée du public du IN, au Cloître de Saint Louis. © Marie Claudel


Une barrière culturelle perdure. Aux dépens du festival, de nombreux avignonnais se tournent vers les déambulations publiques. Danseurs, chanteurs et autres artistes se produisent gratuitement dans la rue pour le plus grand bonheur des familles et des jeunes.



C’est le cas de Shaina et Souahlia, 14 ans et habitantes de La Rocade. Cheveux lissés, les deux adolescentes ne ratent pas une édition de ces spectacles pour voir les « hommes lumières », en référence aux costumes que portent certains comédiens. L’ambiance est souvent plus légère et humoristique. « Cela arrive de croiser un comédien, un jour j’ai vu l’acteur Gil Alma » , se vante dans un rire Jessica. « A défaut de les voir en salles, on les aperçoit dans la rue », résume Bouchra Harchaoui dans un sourire.


Des remparts sociaux


Ces spectacles de rue sont aussi l’occasion pour les familles extra-muros de se rendre dans l'intra-muros. Toute l'année, les remparts physiques de la ville sont aussi sociaux. « Ils ne trouvent pas leur place dans le centre-ville, pour certaines familles, c’est très dur », explique Bouchra Harchaoui, qui cite l’exemple d’un enfant de 10 ans qui s’est rendu pour la première fois intra-muros lors d’une sortie théâtre de l’association.


Le sociologue Damien Malinas estime que le principal problème n'est pas là le lieu où l'on habite, mais l'assignation sociale. Pour lui, les habitants des quartiers populaires gardent des préjugés sur le type de personne pouvant se rendre au théâtre. La référente du pôle famille du centre La Croix des Oiseaux, Jessica Deschamps, pousse la comparaison : « De façon généralisée, les catégories sociales modestes pensent que le théâtre n’est pas pour eux, ils ont l'image du smoking à queue-de-pie. » Pour autant, elle souligne l’importance pour ce public d’aller voir des pièces : un accès à la culture, plus de justice sociale ou encore une meilleure insertion dans la société.


Bouchra Harchaoui, médiatrice culturelle du centre Croix des Oiseaux à Avignon. © Marie Claudel


Le « pari » extramuros


Mais un autre enjeu se pose pour les travailleurs sociaux. Ne faudrait-il pas aussi inciter les gens à aller vers les quartiers situés en périphérie du centre-ville d'Avignon ? En 2015, le festival IN a inauguré la salle de spectacle La Fabrica, en plein Monclar, l’un des quartiers prioritaires de la ville. Le lieu accueille en juillet plusieurs spectacles du IN. Le reste de l’année, l'établissement entouré de hautes murailles propose des actions culturelles ciblées, notamment envers le public scolaire. Mais en dehors de ces quelques événements, peu d'activités sont proposées au reste du public.


Autre piste pour attirer des habitants intra-muros en dehors des remparts : équiper des salles de théâtre temporaires. En 2020, la pièce Autophagies d’Eva Doumbia s’est notamment jouée au Complexe socio-culturel de la Barbière, avant d’être interrompue en raison du Covid-19. Pour l'occasion, le festival avait financé la rénovation de la salle et prêté du matériel pour respecter les protocoles d’accueil du public.


L’enjeu est différent pour le OFF. Son ancien président, Sébastien Benedetto, reconnaît l’importance d’avoir des salles rénovées extra-muros. « Un pari », pour celui qui ne disposait pas des mêmes moyens que l’équipe du IN. Le quarantenaire ne pouvait que suggérer aux directeurs de théâtre d’effectuer des rénovations.


L’année prochaine, des acteurs sociaux souhaitent que d’autres spectacles du IN soient joués en extra-muros. Mais pas n'importe quelle représentation. Pas question de voir des pièces qui abordent des thèmes tels que la colonisation. Mais Hélène Lopes l’assure : « L’un de nos enjeux est de faire le bon spectacle dans le bon lieu. » Preuve que le chemin est encore long.

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